On a parfois l'impression que tous ces stylistes sont montés sur leurs grands chevaux en méprisant les simples mortels. Ces gens-là sont complètement déconnectés de la réalité.» (Stella McCartney)
La rencontre avec un créateur est pour moi un moment privilégié. C'est comme une révélation. Nous pouvons écrire sur la mode, sur la création, sur ses acteurs, nous pouvons supposer, analyser, afin de restituer et rendre ce monde accessible et compréhensible. Mais est-ce vraiment que bien faire son travail sans ne jamais interviewer les principaux intéressés ? Non !
L'univers de chaque désigner est un vrai mystère que nous, journalistes, avons la chance de percer. Aller au-delà de cette bulle de paillettes inaccessible qui demeure dans l'imaginaire de tout un chacun... Enfin, pas toujours.
Lorsque j'ai proposé à mon rédac en chef d'interviewer la jeune créatrice russe Vika Gazinskaya, il a plissé le front : « Qui est-ce ? Est-elle connue ?
— En Russie, un peu. En France, non. Mais...
Il a fallu que je trouve de sacrés bons arguments pour que mon rédac en chef accepte de publier une interview de quelqu'un qui n'a pas encore fait ses preuves pour acquérir une notoriété suffisante. Connaissant l'implication de notre magazine dans la défense des animaux, j'ai enchaîné avec enthousiasme : « Elle... n'utilise jamais de véritable fourrure, elle utilise du synthétique ! » C'était déjà un bon point pour commencer.
Il faut noter, que les magazines, quels qu'ils soient, vous demandent toujours la lune. Ils veulent tous des interviews de Karl Lagerfeld, Stella McCartney, Jean-Paul Gaultier... Imposer une interview de quelqu'un qui n'est pas connu pour une rubrique qui peut aller d'une double page à cinq, s'avère une vraie bataille. Il faut convaincre et trouver de forts arguments, car en tant que rédactrice mode c'est un pari et un sacré risque à prendre. À votre avis, pourquoi parle-t-on toujours des mêmes dans la plupart des magazines mode, même dans ceux qui se disent pointus et découvreurs de talents ? Imposer nos coups de coeurs, notre envie de découverte et de partage avec nos lecteurs sont souvent des combats durant lesquelles il est excessivement difficile de traverser la tranchée et les barbelés mis en place par la rédaction… Pour ma part, je me suis toujours débrouillée pour convaincre. Avec Vika Gazinskaya on m'a donné perdante d'avance, mais contre toute attente, j'ai réussi !
Cette ancienne styliste de shooting reconvertie en créatrice de mode n'est certes pas privée de talent, même si ce qu'elle fait n'est pas forcément dans mes propres goûts. Le talent, cela se soutient. Lors d'une interview dans un media russe, elle a avoué chercher désespérément des investisseurs étrangers (eh oui, aujourd'hui le talent seul ne suffit pas !) afin de défiler à Paris. Or, pour le moment elle n'en a pas les moyens. Bref, du classique. En attendant, elle est obligée de se contenter de présenter sa collection dans une chambre minuscule de l'hôtel Westin lors de la semaine parisienne du prêt-à-porter... Peut-on conquérir Paris avec si peu de moyens ?
La publication de son interview dans notre magazine qui, en dehors de la Russie est implanté en France, à Paris, avec une large distribution dans l'hexagone, notamment sur la Côte d'Azur, pouvait avoir un impact sur sa promotion. J'imaginais faire un portrait séduisant, tirer la meilleure partie, pour que lecteurs et éventuels investisseurs qui liraient mes lignes se tournent vers elle et s'intéressent à son travail...
J'ai soigneusement préparé mon intervention, allant dans ce sens. J'étais donc pleine de bonnes intentions et d'excellente humeur. J'ai annulé deux défilés auxquels je devais me rendre et dérangé l'un des photographes du magazine afin qu'il m'accompagne pour faire des portraits de la créatrice. Arrivée au Westin Hôtel, j'ai frappé à la porte de la chambre indiquée (soit dit en passant, j'ai eu un mal de chien à la trouver) à 16 h piles, l'heure convenue. Une assistante de la créatrice, visiblement ennuyée, est venue me chercher. Elle m'a conduite dans le petit showroom où je me suis retrouvée face à la créatrice.
Pas de bonjour, pas de sourire, mais un sec « c'est pourquoi ? » est sorti de la bouche de la jeune femme à la coiffure Playmobil qui jouait à la Diva. Je suis restée vraiment sur ma faim, que se passait-il ? Comme accueil, je n'ai jamais connu ça, vous pouvez me croire. Jamais. Mais j'ai décidé de rester positive. Je me suis présentée tout en lui rappelant le motif de ma présence. Après tout, me suis-je dit, elle peut être fatiguée et un peu stressée la pauvre. Or, la Diva m'a lancé un regard méprisant de bas en haut. Ça commençait bien !
« Qui vous a envoyé ?! On vous a pas dit que j'ai pas le temps ??!! » a-t-elle lâché sans même me regarder. Là, non seulement mon exaspération a pris le dessus mais toute sympathie que je pouvais avoir à son encontre s'est aussitôt diluée dans ses paroles. J'étais aussi surprise que perdue. Totalement. J'ai juste annulé deux défilés importants pour venir la voir et tanné ma rédaction pour qu'ils me consentent un photographe pour l'interview. J'avais du mal à comprendre. Qui avait besoin de qui ? Je n'avais rien demandé moi ! C'est son service de presse qui m'a contactée pour cet entretien !
J'ai ouvert la bouche pour lui expliquer tout cela (ma politesse naturelle, hélas, m'empêchait de la traiter de petite connasse arrogante avant partir en claquant la porte) afin de lui laisser tout de même sa chance, mais la Diva a simplement daigné m'adresser un « Ok, d'accord! Vous avez 10 minutes, pas plus ! »
Je n'en croyais pas mes oreilles. Combien de créateurs ai-je interviewé ? Jean-Paul Gaultier, Jean-Claude Jitrois, Jean-Charles de Castelbajac, Stéphane Rolland, Hubert Barrère, Zuhair Murad, Rami Al Ali, Yuliana Sergeenko, Issey Miyake, Chantal Thomas... Une chose pareille ne s'est jamais produite.
« Merci, lui ai-je répondu souriante. Merci beaucoup pour cette interview flash. Je vous souhaite de trouver vos investisseurs et surtout de futurs lecteurs. Mais pour cela, il va falloir changer votre coiffure au bol à la Playmobil et apprendre à vous adresser aux gens. »
En partant, j'ai failli lui balancer bien plus, mais j'ai choisi de rester soft et classe. À quoi bon gaspiller mon énergie dans quelque chose qui n'en vaut pas la peine...
C'est donc l'interview la plus courte que je n'ai jamais eu l'occasion de prendre. Cela m'a aussi freiné sur mes combats et mes prises de risque avec mes rédactions. Je n'ai pas pour autant abandonnée mon envie de parler de ce qui me plaît et de ce qui mérite d'être mis en avant, mais je le fais avec beaucoup plus de discernement. En attendant, la Diva de la mode russe s'obstine toujours à chercher des investisseurs pour sa marque et continue de présenter ses collections lors des Fashion Weeks parisiennes dans des petits salons d'hôtels où personne ne se déplace.
Nina / Indigo